Revue de la recherche de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon. 2015.
« Puisqu’on vous dit que c’est possible » emprunte son titre au film-montage de Chris Marker réalisé sur « l’Affaire Lip » en 1973, moment fort de la mémoire ouvrière bisontine. L’équipe de recherche Contrat Social de l’ISBA a pensé et conçu ce projet depuis maintenant 3 ans à partir de cette conjonction « d’insubordination » ; parce qu’elle est porteuse tout à la fois des utopies passées, mais aussi futures. Elle souligne en effet le refus d’une pensée attentiste, pessimiste et servile.
La première partie du projet tentait un parallèle entre les expériences d’auto-représentation des luttes en Franche-Comté (Lip, Rhodia, Peugeot) à travers les expériences du groupe Medvedkine, de Chris Marker et de Bruno Muel et celles menées lors des Révolutions Arabes. Comment, face à des citoyens qui redéfinissent le rôle des faiseurs d’images, les artistes s’emparent à leur tour des images ou de situations parfois à l’aide de nouveaux outils pour représenter le monde dans un contexte de lutte ? La deuxième phase de notre recherche effectuée par une équipe plus restreinte d’artistes-enseignants constituant le noyau de l’unité de recherche, découle de la mise en perspective de « luttes fluides et plurielles » − ainsi qualifiées par les philosophes post-marxistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe −, dans leurs relations au travail. Outre les notions de production, post-production et dé-production, les artistes interrogent également l’idée d’obsolescence programmée ainsi que leur propre posture ou imposture face à la notion même de travail telle qu’elle s’est développée historiquement en Occident depuis presque deux siècles.
La Saline royale d’Arc-et-Senans, usine modèle de la société pré-industrielle construite par Nicolas Ledoux, accueillera le laboratoire-exposition, prolongement des recherches conduites à Tanger en 2013. Ce lieu, du fait de son histoire particulière, engendre encore d’autres problématiques dans une société aujourd’hui qualifiée de post-industrielle. Les réflexions de Chris Marker dans son film Si j’avais 4 Dromadaires de 1966, « Le travail : un poids sur la vie ou un sens donné à la vie ? », « une nécessité subie ou une nécessité partagée ? », sont-elles encore opérantes ? Dernièrement dans son texte « Marcel Duchamp et le refus du travail » Maurizio Lazzarato insistait justement sur la nécessité de sortir de la tradition communiste qui portait ces deux forces antagonistes à « l’ambiguïté sans issue » : Emancipation du travail ou émancipation par le travail ? ». Il revenait sur la lecture des grèves des mouvements ouvriers entendus comme des « arrêts de production » pour souligner plutôt un autre principe, celui de « refus du travail ». Cette position correspondrait, selon lui, à de nouvelles stratégies corollaires des mouvements féministes ; les femmes refusant alors « d’exercer la fonction (et le travail de) ‘femme’ ». Ces approches corroborent des propositions envisagées depuis le début de nos recherches où les luttes s’imposent en tant que résistances aux attendus, des temps de « pause » durant lesquels chacun engage une volonté de réflexion « autre » face à une situation devenue intenable, impossible, inacceptable, et donc refusée. Nous insistions déjà sur le rôle des femmes comme force de proposition dans l’organisation de nouveaux schémas de penser et d’agir. Les attitudes et revendications de Monique, assistante de publicité dans l’usine Lip en lutte filmées par Carole Roussopoulos dans Lip V (1976) soulevaient, dans la description acerbe des répartitions des taches entre hommes et femmes, les disparités qui perduraient, même en temps de grève. La relation au travail, sa redéfinition, cristallise les enjeux de l’Homme (sous-entendu des deux sexes) dans une société mutante d’où le nombre actuel d’œuvres traitant de cette problématique (You Are The Perfect Crime, Barbara Kruger).
Bien sûr, l’énergie produite par la précision du geste du travailleur, les corps en mouvement, aux qualités presque chorégraphiques, continuent de fasciner les artistes qui en révèlent souvent la force physique, sensuelle, voire érotique (Il Capo de Yuri Ancarani, Spritzbeton de Eric Hattan). Pour autant, ce n’est plus dans la fusion corps-machine que les choses se jouent mais plutôt dans les zones de tensions, dans la capacité de résistance que les corps entretiennent avec le monde du travail et qui retiennent l’attention. Les images de l’homme dans les - plus en plus rares - usines ou manufactures encore en activité en Europe, sont celles de vues souvent lointaines d’ouvriers au cœur de ce contexte. Elles ressemblent
presque à des archives d’un autre temps (Sans titre (l’usine Audresset, Louviers) de Jean-Louis Schoellkopf, Moulinex de Loïc Raguénès). L’idée de conserver une trace, la mémoire d’un savoir-faire qui périclite affleure (Precision Industry, filmé à l’usine Lip, d’Ali Kazma). Et il semble que l’idée de lutte alors n’est pas bien loin, sauf qu’elle n’est plus seulement visible par les moyens et outils traditionnellement usités, banderoles au slogans accrocheurs, cortèges et assemblées de manifestants ou encore face à face avec les forces de l’ordre, mais par la mise à jour de l’envers du décor (1er décembre 1982 - 5 décembre 2001 (Paris / Séoul) de Bruno Serralongue, Sans titre (11 mars 2005) de Latifa Echakhch).
La lascivité d’hommes et de femmes qui ont cessé un moment de travailler ne signifie pas un désœuvrement négatif ; elle porte, au contraire, une autre approche du rapport au travail. Ainsi lorsque Maurizio Lazzarato rappelle que « Le Droit à la paresse rédigé par Paul Lafargue, gendre de Marx répondait au droit au travail de Louis Blanc et puisait sa source dans l’Otium des anciens, qu’il cherchait à repenser en rapport de démocratisation de l’esclavage opéré par le travail salarié. », c’est aussi à analyser au-delà de la posture proche du dandysme de Marcel Duchamp qui soutient la thèse du sociologue, et reconsidérer l’interprétation du livre de Lafargue plus d’un siècle après son écriture en 1880.
Société fondée sur la valeur travail, elle pousse l’homme, esclave malgré lui (Cloudscape de Lorna Simpson), à travailler sans arrêt, 24 heures sur 24, à trouver des moyens physiologiques pour ne jamais cesser d’être productif, quitte même à lutter contre le sommeil comme l’analyse Alexei Penzin dans ses recherches en anthropologie philosophique ou tout récemment Jonathan Crary dans ses réflexions sur Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Cette société qui cependant offre de moins en moins aux hommes la possibilité de travailler et donc d’accéder à cette reconnaissance sociale. Rupture du Contrat ? Paradoxe sur lequel l’équipe de recherche Contrat Social désire précisément se pencher, d’autant que l’aliénation des corps et esprits, d’hommes et de femmes sont toujours au cœur d’œuvres et de films d’artistes (Shipwreck and Worker, Istanbul, Allan Sekula) surtout ceux des pays dits émergeants des anciennes « protectorats » devenues terrains de l’hyper production délocalisée (Tanger Med, Krommendijk/Smith/Van den Berg).
La confrontation des regards des étudiants belges, français et marocains sur leur perception et leur vécu du travail continue de donner tort à certains attendus. Les propositions de l’artiste Marc Roig Blesa sur l’auto-représentation du jeunes artistes-étudiants au travail ont stimulé et créé des discussions et comparaisons qui aboutiront à une présentation de leurs travaux lors de l’exposition-laboratoire à la Saline royale d’Arc-et-Senans organisée par Philippe Terrier-Hermann et Stéphanie Jamet-Chavigny et à la publication d’un prochain numéro du magazine Werker. Dans ces recherches, le statut de l’artiste est directement interrogé face notamment au système où le marché de l’art dépendant de la spéculation galopante fait des œuvres d’art, des produits et marchandises à valeur spéculative (Art Student Futures Trader. Mercantile Exchange Chicago. August 2007 de Allan Sekula). Ces expériences pourront, en outre, être mises en parallèle avec une situation de crise internationale qui n’a cessé d’augmenter depuis l’effondrement financier de 2008 et que certains artistes semblent avoir même anticipé (Middlemen de Aernout Mik). Scénario catastrophe engendré par une politique néo-libérale qui, malgré ses failles explicitement mises à jour, continue d’apparaître tel le seul modèle, l’unique système référentiel.
Pour résoudre cette équation travail et lutte, ne faut-il pas à nouveau se tourner du côté de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau pour qui la multiplicité des formes de luttes engendre une réflexion plus large sur la démocratie dite « radicale ». Les deux philosophes voient l’importance de prendre en compte la dimension conflictuelle de la démocratie hors du schéma universaliste basé sur une approche essentialiste. Accepter donc que l’émancipation par la lutte produit l’égalité et surtout la liberté, même si cela signifie : instabilité.